Bio   Charles Paulicevich, Bruxelles Capitales par Septembre Tiberghien, novembre 2010 Décalage urbain Pour le photographe Charles Paulicevich, Bruxelles est davantage qu’une capitale, comme l’indique l’emploi du pluriel dans le titre de son travail en cours. C’est plutôt une constellation, un prétexte pour multiplier les regards sur un objet difficilement cernable. À la fois lieu […]

Bio

 

Charles Paulicevich, Bruxelles Capitales
par Septembre Tiberghien, novembre 2010

Décalage urbain

Pour le photographe Charles Paulicevich, Bruxelles est davantage qu’une capitale, comme l’indique l’emploi du pluriel dans le titre de son travail en cours. C’est plutôt une constellation, un prétexte pour multiplier les regards sur un objet difficilement cernable. À la fois lieu de passage et centre décisionnel de l’Europe, la ville est un maelström qui se donne à voir et à entendre pour qui s’efforce de la déchiffrer. Voilà pourquoi aux yeux de cet arpenteur discrètement armé (le plus souvent un Konika Hexar AF), Bruxelles est capitale. Plus qu’un point d’ancrage, la cité est un cadre qui lui dispense d’avoir à se fixer d’autres limites que géographiques. Ainsi, contrairement aux photographes qui privilégient une approche urbanistique, mettant l’accent sur l’architecture patrimoniale ou encore sur une vision oppressante de gratte-ciels futuristes, Charles Paulicevich s’attache à révéler la présence de ses habitants par le biais de petits décalages, qui forment un portrait en creux de la cité. Bien qu’il ne se fixe aucune obligation vis-à-vis des sujets à immortaliser, un impératif le taraude pourtant : celui d’arriver à fournir d’ici un an ou deux la somme de 83 images, sorte de nombre d’or correspondant à la quantité de photographies qui composent le recueil « Les américains » de Robert Franck. Pour l’instant, la série compte une cinquantaine de clichés, dont certains ont déjà été exposés en 2009 dans l’espace de la B-Gallery et dans d’autres lieux à Bruxelles. Cependant, Charles Paulicevich est exigeant et peaufine sa sélection, redéfinissant sans cesse les contours fluctuants de cet ensemble hétéroclite.

Un simulacre de réalité

Il y a dans cette manière d’appréhender la ville comme un incitatif à redéfinir les catégories du genre photographique. Ni reportage, ni documentaire, ces photos semblent se situer à la rencontre d’un burlesque façon Martin Parr et d’une démarche « réaliste » influencée par la street photography américaine, notamment par Garry Winogrand ou Lee Friedlander. À cela s’ajoute chez Charles Paulicevich une forme de préméditation, de construction orchestrée de l’image, qui loin d’épouser un discours social se meut en une forme de fiction. Il émane ainsi de ses photographies quelque chose d’indéfinissable, comme un état de suspension temporelle et de latence qui revêt parfois un caractère magique. Prenons pour exemple ce cliché d’un prestidigitateur qui fait littéralement léviter un énorme cube blanc occupant ainsi la partie centrale de l’image. L’illusion, dont le spectateur n’est certainement pas dupe, ne fait que souligner, tout comme la guirlande lumineuse rouge qui dessine le pourtour du lion rugissant au-dessus du magicien, l’apparence volontairement factice de cette mise en scène. Par conséquent, cette dernière redouble à son tour le simulacre de la photographie, qui n’est qu’une impression de la réalité.

Flottements oniriques

Dans d’autres cas, le dispositif se fait plus subtil, moins transitif. C’est ce qui se produit dans ce cliché où un chaton regarde fixement un jouet en plume suspendue au dessus de sa tête. Sous l’effet du flash, les pupilles dilatées de l’animal et son pelage soyeux lui donnent l’apparence artificielle d’une peluche, sans que l’on arrive à déterminer s’il est vivant ou non. Parfois encore, c’est un geste immobilisé, une action capturée en plein vol qui confère à l’image une élasticité temporelle et une atmosphère d’apesanteur. Il n’y a qu’à regarder ce chien stoppé dans l’élan ; seul un millième de seconde le sépare de cet instant où il engouffrera ce morceau de barbe à papa tendu par la main de son maître. Et tous les personnages figurant sur cette photographie, que ce soit le vendeur qui se retourne au fond de sa baraque, la dame qui passait simplement par là ou même le jeune homme qui détourne le visage au premier plan, sont les témoins obligés de cette tension palpable entre le regard hypnotisé de la bête et la friandise qui l’attend. Cependant, à d’autres occasions le geste ou plutôt l’attitude laisse place à une certaine ambiguïté, qui insinue un malaise, voire une angoisse. C’est ce qu’on éprouve à la vue de cette photographie d’un homme qui porte à bout de bras un bébé emmitouflé dans sa combinaison. Plus encore que le rictus un peu sadique de cet homme dont on ignore le lien de parenté avec l’enfant, c’est l’impuissance du bébé qui gêne, tandis que son froncement de sourcil et sa bouche ouverte laissent présager une tentative d’objection, même vaine.


Duplicité de l’image

Nombreux sont les exemples parmi l’ensemble hétérogène que forme Bruxelles Capitales de ces flottements qui diffèrent tantôt par leur aspect concret, tantôt par leurs allusions tacites à une forme de code sous-jacent à l’image. Souvent, ces images s’énoncent comme des formes hybrides, encourageant un regard et une analyse plus approfondie. Telle cette photographie d’un petit garçon portant une cape sur laquelle on peut voir un dessin imprimé. Celui-ci représente un cheval au galop surmonté d’un cavalier aux yeux masqués, se détachant sur fond noir. Le dessin est étrangement plat et les figures peu réalistes vu leurs proportions. Toutefois, le mouvement semble très vivant, comme si le cheval était prêt à bondir pour sortir hors du cadre et cavaler d’une photographie à l’autre. Bien que l’enfant et le dessin appartiennent matériellement à la même image, la figure équestre est l’indice qu’il existe un autre niveau de référence et donc un autre niveau de lecture de l’image. Une forme de mise en abîme qui suggère une signification cachée. En effet, à bien y regarder, l’enfant a les mêmes attributs que le cavalier, soit la cape et l’épée. Mais alors que l’homme avance le visage masqué pour dissimuler son identité, celui du bambin est à découvert. À son regard perdu dans le lointain, on comprend que le cavalier masqué symbolise un rêve hautement convoité : « Quand je serai grand, je serai aussi rapide et rusé que Zorro ! » Prisonniers de cet instant figé, l’enfant et son héros demeurent inextricablement liés par ce fantasme. Ici, c’est le recours au déguisement qui souligne encore une fois cette propension de la photographie à tromper.

Un tramway nommé désir

Toutefois, tout n’est pas si simple, car Charles Paulicevich affirme aussi collectionner les accidents, ces erreurs de parcours qui laissent entrevoir une faille dans l’édifice de la fiction. Il en veut pour preuve cette photographie prise « par hasard », la première à lui avoir révélée sa vocation future. Difficile de décrire ce qu’on y voit vraiment ; probablement un bus ou un tram aux fenêtres embuées, avec des passagers assis, d’autres debout. Mais bien que l’effet de flou provoqué par l’humidité ait tendance à rendre les formes plutôt abstraites, on distingue clairement une chose étrange : la composition de l’image évoque celle d’une pellicule photographique. Simple coïncidence ou signe du destin, on ne saurait dire exactement. Même cas de figure pour cette photographie datant approximativement de la même époque, celle d’une vieille dame accoudée à la table d’un café. On aurait envie de qualifier de « clair-obscur caravagesque » cette façon dont la lumière pénètre l’obscurité pour la sculpter. Sans parler des tons mordorés qui unissent la composition, depuis ce liquide trouble couleur d’ambre (serait-ce de la bière ou simplement du jus de pomme?) jusqu’à la veste jaune serin, puis la coiffe de la vieille dame. Enfin, toute cette chaleur s’oppose au noir profond dans lequel se perd une partie du visage, ainsi que tout le reste de l’arrière-plan. Voilà qui compose un tableau d’une grande simplicité, et force est d’admettre, d’une grande efficacité. C’est précisément cette qualité, ce dénuement couplé à une harmonie de tons sensuels qui convoque obstinément l’œuvre de William Eggleston, coloriste hors pair.
À l’évidence, Charles Paulicevich est un magicien qui, même s’il fait preuve de beaucoup d’adresse, préfère garder le secret de ses tours de passe-passe. Le spectateur /lecteur pourra ainsi objecter que dans Bruxelles Capitales, on retrouve toutes sortes de choses, hormis l’évocation de la capitale. N’est-ce pas d’ailleurs le rôle de cette sentence, qui comme un avertissement, accueille le visiteur du site internet dédié au projet : « Cet ouvrage est un tissu de mensonges. À Bruxelles, il pleut. » Comme pour dénoncer le caractère fictionnel de ces images, et se parer des éventuelles critiques qui jugeraient que son travail à valeur de témoignage social, Charles Paulicevich joue d’un cliché éculé sur la Belgique, qui court-circuite finalement toute forme d’interprétation.

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